Après le rapport accablant du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, les soignants de l’hôpital du Rouvray continuent de dénoncer un manque de moyens et de personnels.
Le 29 octobre, Adeline Hazan, le Contrôleur général des lieux de privation liberté (CGLPL), publiait au Journal officiel ses « recommandations en urgence ». Ce rapport dénonce les « dysfonctionnements institutionnels graves susceptibles de constituer un traitement inhumain et dégradant » que l’équipe des douze contrôleurs du CGLPL a pu observer au centre hospitalier du Rouvray (CHR) lors de sa visite du 7 au 18 octobre dernier.
Le rapport déroule une véritable litanie de « violations graves des droits fondamentaux des patients ». Il détaille les « niveaux d’indignité variés » des bâtiments, les problèmes d’hygiène et de sur-occupation des chambres, le désœuvrement des patients, des entraves à leur liberté d’aller et de venir lorsqu’ils sont en hospitalisation libre, le manque d’information, la « banalisation mais aussi un dévoiement de l’utilisation de l’isolement », ainsi que la présence récurrente et dramatique d’adolescents « mais parfois des enfants dès douze ans » hospitalisés au sein des unités adultes :
« Des incidents graves sont rapportés au sein des unités d’hospitalisation pour adultes, dont des adolescents seraient victimes, constitués de propos et de gestes violents de la part de patients adultes, parfois de nature sexuelle, parfois relatifs à la consommation de produits stupéfiants ».
Enfin, le rapport conclut sa litanie de l’horreur en pointant l’absence d’un projet médical et le manque de temps de réflexion pour les équipes recourant à l’isolement des patients.
Une situation ancienne et déjà connue
Mais cette situation est tout sauf une surprise pour les soignants du Rouvray. Ni pour les lecteurs du Stéphanais qui avaient pu en lire une description glaçante dans son numéro 249, il y a un an et demi. Car la plupart de ces faits graves, les soignants les avaient déjà largement dénoncés lors de la grève de la faim de huit d’entre eux, en juin 2018.
Thomas Petit, infirmier syndiqué SUD, qui avait alors cessé de s’alimenter pendant 18 jours, n’est pas étonné par le rapport Hazan :
« La situation a régressé depuis la grève de juin 2018, c’est toujours aussi tendu si ce n’est pire. Les mineurs sont toujours mélangés avec les adultes, la sur-occupation a augmenté. La direction tente de se servir de ce rapport pour dire que nous sommes mal organisés mais c’est faux, nous sommes en nombre insuffisant. S’il y avait suffisamment de personnels dans les services, les patients ne seraient pas pris en charge de cette manière, l’isolement serait rarissime, il y aurait moins d’arrêts de travail chez les personnels, on serait dans un cercle vertueux. Mais là, nous avons moins de budget et davantage de patients, c’est une équation insoluble. Il y a une vraie volonté de liquider le service public. »
Moins de soignants au chevet des patients
Pour son collègue CFDT, Étienne Corroyer, les trente postes arrachés à l’Agence régionale de santé (ARS) à l’issue de la grève de la faim n’ont pas été utilisés comme le protocole de sortie de grève le prévoyait :
« Dis-huit mois plus tard, il n’y pas d’augmentation dans les effectifs, la direction a juste titularisé des personnels contractuels déjà là. Il n’y a pas trente personnes de plus au chevet des patients. En juin 2018, en enlevant les absences de longue durée, il y avait 424 infirmiers et aide-soignants auprès des patients et aujourd’hui nous ne sommes plus que 420. »
Voire, la situation financière du CHR est davantage précaire qu’en 2018. Un communiqué de la direction du CHR* du 25 novembre, fait état d’une baisse de dotation de – 5 millions d’euros (M€) sur cinq ans et d’un déficit structurel de – 2 M€ chaque année (sur un budget de 120 M€).
« La direction est face à des personnels en souffrance et à des patients maltraités faute de moyens humains suffisants et elle ne sait répondre que par “on n’a pas de sous” », déplore le représentant CFDT.
Fuite des psychiatres
Et comme si l’avalanche de mauvaises nouvelles ne suffisait pas, la direction annonce, toujours par voie de communiqué, que le CHR « fait face à une crise majeure qui met en jeu son avenir ». Quatre psychiatres quittent en effet l’hôpital, dont trois chefs de services, recrutés par la future clinique privée d’Yvetot.
« Ces psychiatres actent la mort du service public, ils vont tenter leur chance ailleurs, commente Benoît (le prénom a été modifié), un médecin psychiatre du CHR. Ils ne peuvent plus travailler selon leur déontologie et leur éthique à l’hôpital. »
Cette menace qui plane au-dessus du Rouvray n’est donc pas seulement due à ce que fait ressortir le rapport Hazan, même si ce dernier ne cesse de remuer la souffrance des soignants, insiste le représentant CFDT :
« Si on lit le rapport un peu vite, on peut avoir l’impression que ce sont les agents qui sont visés mais ils font avec les moyens du bord, ils sont peinés d’en être rendus à ça. Si on enferme le patient, c’est le manque d’effectif qui nous y contraint et c’est parce qu’on a manqué de temps pour pouvoir faire autre chose qu’une mesure d’isolement. Mes collègues s’excusent auprès des patients de les accueillir dans ces conditions. Nous aussi, nous sommes en souffrance de les accueillir dans des chambres triples, ce ne sont pas des conditions humaines. Les patients manquent d’info parce que les soignants n’ont pas le temps pour s’assurer que le patient a bien compris son mode d’hospitalisation. »
Ambiance sécuritaire
Outre la question bien entendue cruciale des moyens et celle du manque de personnels, Benoît met également en cause l’« ambiance sécuritaire qui accompagne toute la société et qui traverse aussi la psychiatrie » dans la logique de recours trop systématique à l’isolement des patients. Le psychiatre illustrant son propos par la condamnation récente de l’hôpital psychiatrique de Caen à verser 1,4 M€ à une patiente qui avait échappé à la surveillance des soignants. Hospitalisée pour anorexie mentale, cette jeune femme avait tenté de se suicider et s’est retrouvée lourdement handicapée.
L’ensemble de ces dysfonctionnements et carences crée un malaise profond chez les soignants qui y voient, comme le dit l’une d’entre eux, un « manque total de sens au travail » : « on est d’accord avec le rapport Hazan, ajoute-t-elle, mais qu’est ce qu’on en fait ? Il est urgent de penser le soin, penser à la clinique, c’est de ça dont on a besoin. »
Du temps pour réfléchir le soin
Pour Benoît, le temps de la réflexion s’impose autant que la question des moyens : « il n’y a plus de discussion, plus de réflexion dans les équipes. Faute de personnels, il n’y plus de temps pour les réunions d’équipe mais seulement des transmission d’information. Il n’y a pas de moment où on se pose pour réfléchir aux conditions de prise en charge des patients, comment on fait marcher un service. C’est une culture du soin qui est en train de se perdre. On est contaminé par des “process de soin”, tout ce qui est de l’ordre de la subjectivité est évacué, on ne réfléchit plus avec ça. La notion de confiance est oubliée, pourtant c’est ce qui évite la violence, ça la prévient. »
Suite au rapport Hazan, le CHR est maintenant dans l’obligation de faire « immédiatement cesser » ces dysfonctionnements. « Il doit également très rapidement établir un projet médical. »
Enfin, soignants, médecins et direction prendront-ils peut-être le temps de la réflexion pour au moins parer au plus pressé. La direction annonce, toujours par voie de communiqué, que le CHR a mis en place un « comité de pilotage dédié » et assure que « les équipes médicales et soignantes seront largement impliquées ». Mais il n’en restera pas moins que, selon l’intersyndicale, les trente postes arrachés de haute lutte en juin 2018 ne sont toujours pas au chevet des patients…