Alors que le mouvement social contre la réforme des retraites prend l’ampleur d’un soulèvement général, la rédaction du Stéphanais s’est entretenue avec Bernard Friot. Dans son livre Le travail, enjeu des retraites sorti en 2019, ce professeur émérite à l’Université Paris-Nanterre, économiste et sociologue du travail, se bat pour changer de paradigme en généralisant « le droit au salaire des retraités ». Le débat actuel autour de la réforme des retraites est surtout une opportunité de taille pour faire connaître sa proposition de salaire à vie qui serait accordé à tout individu âgé de 18 ans, sans contrepartie. Loin d’être seulement une utopie, ce militant communiste nous projette dans une société où le travail est enfin émancipé du capitalisme. Entretien.
Le Stéphanais : Avant de parler du salaire à vie, revenons sur la mise en place de la retraite par répartition. Dans une France ruinée par la guerre, comment cela a-t-il été possible?
Bernard Friot : Cela a été possible parce que les communistes ont été en mesure de convertir la sécurité sociale telle qu’elle existait en 1945. Contrairement à l’histoire officielle absurde, la sécurité sociale n’a pas été créée en 1945. La sécu, c’est une initiative patronale qui se manifeste en France surtout par les allocations familiales. Elles sont l’essentiel de la sécu en 1945 et ont été construites comme une arme de guerre patronale contre la hausse des salaires et qui ont été combattues par la CGTu en particulier.
Le génie communiste de 1946 n’existe que parce qu’il y a un mouvement populaire. Rien n’aurait été possible s’il n’y avait pas eu une mobilisation populaire considérable. Au premier semestre 1946, deux militants communistes de la CGT ont, de toute pièces, regroupé les 1000 caisses de sécu dans une seule, deux caisses par département: la santé et la vieillesse d’un côté et la famille de l’autre. Et il y a des conventions collectives qui vont regrouper tous les personnels de ces caisses qui étaient très réticents, donc il y a vraiment eu une détermination. Ils se sont impliqués pour créer le régime général en 1946 contre la sécurité sociale telle qu’elle existait. Sans détermination populaire de ces militants qui sont quelques dizaines de milliers, rien ne se serait passé de positif.
S’il n’y avait pas eu cinq ministres communistes, il n’y aurait pas eu grand-chose de ce que l’on connaît encore aujourd’hui. S’il n’y avait pas eu Thorez pour le statut de la fonction publique, Paul pour la nationalisation d’EDF/GDF et Croizat pour le régime général, il ne se serait strictement rien passé. L’obsession des gouvernements de la Libération, c’est de ne pas réaliser le programme du CNR (Conseil national de la Résistance) car sa dernière mouture a été écrite par un communiste. Tout le mythe de l’union des communistes et gaullistes, c’est de la blague totale! S’il y a une mobilisation ouvrière, c’est que tous ces militants ouvriers sont conscients qu’ils accèdent à la gestion du salaire. Ce sont eux qui vont gérer la partie socialisée du salaire, ce qui leur donne un enthousiasme considérable. La responsabilité économique, c’est toujours la construction d’une période révolutionnaire.
Comme le disait Ambroise Croizat, le patronat ne désarme jamais pour reprendre ce qui a été accordé. Le système de retraites français n’est-il entré très vite en conflit avec les autres systèmes des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques)?
Non, le conflit est interne. En 1946, le régime de retraites du régime général qui copie celui de la fonction publique et celui de la fonction publique est également étendu à celui des électriciens et gaziers. Là, Thorez, Paul et Croizat instituent le droit au salaire des retraités, ce n’est pas du tout la cotisation qui décide de la pension: c’est un salaire de référence avec un taux de remplacement de ce salaire comme dans la fonction publique où la pension, c’est la poursuite du salaire. Ce n’est pas du tout la contrepartie de cotisations passées.
« Ce que le patronat a mis en place en 1947 contre les communistes, c’est ce que Macron veut généraliser »
La riposte à cette initiative communiste intervient dès 1947 lorsque le patronat créé le régime complémentaire pour les cadres: l’Agirc. Celui-ci repose sur la logique capitaliste de la retraite: je cotise, j’accumule des droits à mes cotisations et j’ai une pension qui est en fonction de mes cotisations. Aucune référence au salaire, au statut de travailleur du retraité: le retraité est un inactif qui récupère le différé de ses cotisations, là nous sommes dans une logique capitaliste. Donc la concession de 1946 est contestée dès 1947 par le patronat français et non pas l’OCDE. C’est le gouvernement français contre la CGT.
Peut-on considérer qu’en France, nous avons mis en place l’un des meilleurs systèmes de retraites au monde, voire le meilleur?
Oui, mais cela sert à rien de raconter ce genre de truc. Ce qui importe c’est: est-ce que nous allons continuer à poser les retraités comme des travailleurs qui ont droit à du salaire? C’est en cela que notre système de retraites est excellent, c’est que les trois quarts de nos pensions sont calculés sans tenir compte des cotisations des intéressés. Elles sont calculées selon un salaire de référence et d’un taux de remplacement de ce salaire.
Ce sont les cotisations de l’année qui financent les prestations de l’année dans le système par répartition. Mais la pension est calculée en fonction des cotisations antérieures: c’est ce que le patronat a mis en place en 1947 contre les communistes et c’est ce que Macron veut généraliser. L’enjeu de cette étape de la réforme, c’est de généraliser l’Agirc-Arco (complémentaires des cadres) à la place du régime général, du régime des fonctionnaires et de tous les régimes de salariés à statut.
Selon vous, l’enjeu est-il d’abattre la frontière entre travailleurs productifs et retraités improductifs?
On n’est pas un travailleur parce qu’on a des activités spécifiques. Des tas de gens ont des activités et ne sont pas considérés comme des travailleurs. Des femmes dans la journée font des tas d’activités qui ne sont pas considérées comme du travail. Ce n’est pas parce que les retraités font telle ou telle activité qu’ils travaillent, ça c’est la définition capitaliste du travail, rémunéré pour telle activité, la rémunération à la tâche. Tout l’enjeu de la bataille syndicale, cela a été de soustraire le salaire à cette photographie de l’activité. L’enjeu est de se battre contre le fait qu’on ampute les personnes du caractère productif de leur activité comme on le fait pour les femmes, les chômeurs ou les jeunes en insertion, ils sont amputés de la reconnaissance du fait qu’ils sont des travailleurs. L’enjeu de la bataille, c’est: est-ce que nous sortons le travail de son extériorité vis à vis des personnes? Ou est-ce que nous continuons ce qu’ont fait Croizat, Thorez et Paul?
« La retraite telle que Croizat l’a construite, c’est justement le salaire lié à la personne »
Posons le travail comme quelque chose qui est interne aux personnes elles-mêmes en considérant que toute personne est productrice. Cela ne veut pas dire que toutes les activités sont du travail, cela veut dire que chaque individu est doté d’un statut de producteur. Il est habillé d’une qualification, il n’est pas à poil. La retraite telle que Croizat l’a construite, c’est que la qualification qui était celle du poste devient celle de la personne elle-même: « Lorsque j’entre en retraite, ce n’est plus mon poste qui est qualifié, c’est moi. » Cela veut dire que je suis habillé d’une qualification comme dans la fonction publique. Et c’est cela que le patronat veut à tout prix supprimer: nous remettre à poil avec un panier de consolation. Et ce lot de consolation, c’est le compte personnel d’activité.
Tout en l’inscrivant dans le cœur du conflit autour des retraites, pouvez-vous nous expliquer la solution que pourrait être le salaire à vie ? Et en quoi est-il différent du revenu de base?
La retraite, telle que Croizat l’a construite, c’est justement le salaire à la personne. Parce qu’on ne tient pas compte des cotisations du tout, il y a un salaire de référence et un taux de remplacement, ce sont là les mots essentiels. Là, il s’agit de faire une préconisation dans le débat actuel sur la retraite. C’est l’occasion d’une avancée en terme de salaire à la personne, en abaissant l’âge de la retraite à 50 ans et en attribuant aux retraités leur salaire, mais porté au salaire moyen, s’il est inférieur à 2300 euros par mois. La CGT préconise qu’il y ait un doublement du salaire au cours de la vie active. Ainsi, à 50 ans on doit avoir le salaire moyen qui est de 2300 euros.
Donc la proposition, c’est de porter à 50 ans l’âge où tout le monde devient titulaire de son salaire. Les travailleurs indépendants deviennent titulaires d’une qualification et donc du salaire qui va avec. Socialement, la retraite est portée au minimum à 2300 euros et ramenée à 5000 euros s’il est supérieur. Ce qui permettrait de s’habituer à une hiérarchie des salaires plus faibles qu’aujourd’hui, dans un rapport de 1 à 2 à partir de 50 ans.
Il s’agit d’une proposition en matière de retraite, mais évidemment, cela peut être étendu à tous les autres débats publics auxquels on va être confronté, par exemple autour des frais d’inscription dans les universités et des revenus sur les étudiants. Cela va être l’occasion de se battre pour le salaire à 18 ans avec l’attribution automatique du premier niveau de qualification le jour de la majorité. Il s’agit d’attribuer à quelqu’un qui a 18 ans, quel que soit son passé scolaire, son handicap éventuel etc, un niveau de qualification lié au salaire qui va avec. Ce qui est revendiqué actuellement, c’est 1500 euros.
Peut-on dire que le salaire à vie reviendrait à étendre les statuts des fonctionnaires à l’ensemble des individus?
Oui, c’est tout à fait ça. Les fonctionnaires sont déjà payés pour leur grade et pas pour leur poste. Un fonctionnaire qui change de poste ne change pas de salaire, c’est son grade. La qualification est personnelle. Dans les conventions collectives, ce qui est qualifié, c’est le poste, ce n’est pas la personne. C’est pour ça que quelqu’un qui n’a pas de poste est au chômage parce que c’est le poste qui est support des droits, ça c’est la convention collective du privé. Dans la fonction publique, c’est la personne qui est le support des droits parce que les droits sont liés au grade et non pas au poste. Et le grade, c’est un attribut de la personne. Par exemple, on est prof agrégé.
« Les droits économiques doivent être liés à la personne et non pas au poste de travail »
Cette proposition de salaire à vie consiste à partir d’un déjà là. Le communisme, cela ne se construit pas comme ça d’un coup, dans une espèce d’utopie sur un futur qui n’arrivera jamais. Le communisme, c’est le mouvement réel de sortie du capitalisme dans la lutte des classes, comme le disent Marx et Engels. Il s’agit de continuer cette institution communiste qu’est le fait que les droits économiques sont liés à la personne et non pas au poste de travail.
Mettre en place le salaire à vie revient donc à socialiser la richesse produite où les salaires sont versés par l’État et non plus par les entreprises. Y a t-il un calcul pour chiffrer son montant en milliards d’euros par an?
Oui, actuellement nous produisons 1400 milliards de valeur ajoutée marchande. Si vous divisez ces 1400 milliards qui sont produits par notre travail, par les 50 millions de plus de 18 ans qui résident sur le territoire national, ceux qui ont un droit du sol. Dès lors que vous multipliez ces 1400 milliards par les 50 millions, vous arrivez à 28000 euros par an, c’est-à-dire, simple hasard statistique, c’est le salaire moyen. 28000 euros par an c’est 2300 euros par mois.
Les autres syndicats ou partis de gauche avancent des propositions alternatives sur les retraites qui restent dans le cadre capitaliste. Pour gagner, considérez-vous qu’il faut absolument raisonner dans un paradigme émancipé des institutions capitalistes?
Bien sûr, on ne raisonne pas en terme de plus ou moins de pouvoir d’achat pour les retraités. Même si ce n’est pas une question absurde, bien au contraire. En raisonnant comme ça, on oublie de s’interroger le statut des personnes. Est-ce qu’il est légitime d’être exclu du travail au nom de l’âge comme le sont les jeunes? L’insertion, c’est cette foutue période où l’on galère pendant 10-15 ans pour trouver un emploi à la qualification de la convention collective. Ce qui revient à invoquer l’âge pour exclure des droits salariaux. Or, ce que veut faire Macron, c’est invoquer l’âge pour exclure des droits salariaux les retraités. Car ils n’auront plus droit au salaire, ils auront droit à la contrepartie de leur cotisation.
Et donc c’est la même bataille. La bataille contre l’insertion, la bataille pour que les jeunes aient droit au salaire et non pas à des mesures jeunes (des contrats machins, toute la foutaise dont ils sont victimes…). C’est exactement la même bataille pour que les retraités aient droit au salaire, pour que les chômeurs aient droit au salaire. C’est pour que le salaire devienne un attribut à la personne. C’est un enjeu de révolution communiste puisqu’il s’agit de changer le statut de la personne au travail. La personne au travail, ce n’est pas quelqu’un à poil, l’individu libre sur le marché comme dit Marx, c’est quelqu’un qui est doté d’une qualification et d’un salaire.
Le salaire à vie est complètement contradictoire au revenu de base. Le revenu de base, ce n’est pas du tout un salaire qui reconnaît une qualification, c’est un minimum ensuite qui permet ensuite d’exploiter les gens. D’autant plus qu’ils ont le filet de sécurité minimum, alors ils vont accepter des conditions avec des droits réduits.
Pourtant, le revenu de base a plutôt le vent en poupe…
Dès qu’un truc a le vent en poupe, c’est qu’il est pro-capitaliste.
Même un candidat de gauche, Benoît Hamon l’avait proposé dans son programme présidentiel en 2017…
Oui, c’est vrai. D’ailleurs il était conseillé par le conseiller actuel de Macron. C’est-à-dire que tout ça, c’est le pile et la face de la même pièce. Et qu’Hamon et Macron sont des bébés Rocard.
Les nouvelles générations sont beaucoup plus sensibles à l’idée d’être rémunérées sans contrepartie, que ce soit un revenu de base ou même un salaire à vie. Dans un futur non déterminé, avez-vous espoir que le salaire à vie finisse un jour par se retrouver dans un programme politique?
Oui, bien sûr. Je ne me battrai pas comme je le fais si je n’avais pas d’espoir. Mon espoir est fondé sur l’écho que rencontre cette proposition. C’est-à-dire que c’est un écho minoritaire pour le moment. On ne le retrouve pas du côté de la CGT, de la FSU, ni du côte du Parti communiste, de la France insoumise ou du NPA ou la FSU. Ce n’est pas encore advenu mais il y a une attente.
« L’origine du pouvoir de la classe dirigeante est son pouvoir sur le travail »
Les militants voient bien qu’on est dans la défaite depuis 40 ans car on est à la remorque de l’agenda de nos adversaires. On est en permanence dans la défensive et donc seules des propositions offensives peuvent changer la donne. La proposition de salaire lié à la personne, elle est extrêmement populaire chez les jeunes. D’ailleurs, dans toutes les assemblées auxquelles je participe, il y a beaucoup plus de jeunes. Très vite, quand les jeunes en question qui devaient être tentés par le revenu d’existence, sont confrontés au projet de salaire à vie, ils y adhèrent immédiatement. Parce que c’est quelque chose qui les reconnaît comme des personnes productives, et non pas comme des êtres de besoin qui ont droit à de la solidarité nationale.
Ce que je sais par mon expérience professionnelle de chercheur sur des questions historiques de droits sociaux, c’est que l’origine du pouvoir de la classe dirigeante, c’est son pouvoir sur le travail. Elle n’a le pouvoir sur l’argent que parce qu’elle a le pouvoir sur le travail. On échoue stratégiquement depuis quarante ans parce qu’on a mis tout le paquet sur prendre le pouvoir sur l’argent qui est une faute stratégique majeure. Alors que, selon moi, toutes les propositions qu’il faut faire, c’est de prendre le pouvoir sur le travail.