Patrick Cingolani est professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot et membre du Laboratoire de changement social et politique (LCSP). Il a publié en 2012 un livre (Un travail sans limite?) qui se révèle d’une actualité criante au moment du confinement et du recours contraint au télétravail.
Vous travaillez depuis les années 1980 sur les questions du travail précaire que vous rapprochez désormais du fonctionnement des plateformes numériques* qui, selon vous, «minent les frontières de l’entreprise». Avec le télétravail, on assiste à ce que vous qualifiez également de «point d’orgue» de ce mouvement de «configuration de l’entreprise associée à sa numérisation». Ce mouvement est-il une menace pour le salariat? Ne favorise-t-il pas un glissement d’une nouvelle catégorie de travailleurs vers le «tâcheronnat»?
Il me semble que ce mouvement de numérisation et de digitalisation des organisations et de l’entreprise est encore plus une menace pour le travail et le travailleur que pour le salariat. D’une part, la digitalisation a accompagné le mouvement continu d’externalisation du travail et des travailleurs à travers des sous-traitances de plus en plus lointaines.
Cette externalisation occulte les conditions déplorables des travailleurs en Chine ou au Bangladesh: les travailleuses des usines dortoirs de Shenzhen qui travaillent pour l’industrie électronique du monde entier ou les ateliers de confection insalubres où s’entassent les couturières qui travaillent pour les grandes marques occidentales.
D’autre part, cette digitalisation a permis un contrôle rapproché des travailleurs, à partir de l’algorithme des plates-formes qui contrôlent, monitorent les coursiers, les chauffeurs et ces autoentrepreneurs dont le nombre croit de plus en plus.
Avec le travail digital, il est possible se saisir des interstices temporels pour faire travailler les gens, et nier l’idée même de travailleur qui devient dans la plate-forme un usager de celle-ci tout comme le client.
Le télétravail s’inscrit dans la continuité de cette numérisation et bien qu’il soit encadré légalement pour les salariés, il pourrait si l’on n’y prend garde déboucher sur des contraintes et des enfermements nouveaux, notamment dans le contexte des indépendants et des autoentrepreneurs.
Vous ajoutez que le télétravail augmente «la charge mentale du travailleur». Pourquoi?
La question de la régulation du télétravail est un enjeu fondamental. Les nouvelles technologies sont très intrusives car elles peuvent pénétrer de manière inattendues dans des temporalités familières ou le loisir.
Les formes insidieuses de pénétration du travail seront d’autant plus fortes que le travailleur sera indépendant et qu’il est un de ces nouveaux tâcherons qui accomplissent les micro-tâches que ne peuvent faire les machines et les robots.
De nombreux témoignages autour de l’épidémie de Covid montrent encore que le temps domestique ne se contrôle pas aisément et que les sollicitations des enfants peuvent interférer avec le temps de travail. La poly-activité, le besoin de jongler entre les deux sphères (travail et maison), les tensions entre l’une et l’autre augmentent la charge mentale notamment pour les femmes.
Enfin, lorsqu’il s’associe avec des conditions de vie précaires, notamment parmi les plus jeunes vivant seuls dans une chambre ou un studio, le travail à distance peut devenir extrêmement pesant. Non seulement parce qu’il s’impose dans un contexte de vie et de travail souvent plus irrégulier (travail de nuit ou le week-end) mais parce qu’il tend à remplir un espace qui n’assure plus la séparation entre professionnel et privé.
On observe également en ce moment une distribution très nette des travailleurs en deux catégories: les «distanciels» et les «présentiels». Cette dualité fait également ressortir le concept d’«utilité sociale». Que pensez-vous de ce concept d’utilité sociale?
Je ne suis pas certain que ce concept soit le mieux adapté pour traiter des enjeux sociétaux présents. C’est moins l’utilité sociale que le rapport social qui me semble déterminant.
Je n’oublie pas que les travailleurs des arts et du spectacle sont particulièrement touchés par la crise du Covid et que nous leur devons certains de nos plus grands moments de bonheur. Quelle est la place de l’art du point de vue de l’utilité sociale?
L’enjeu, à mon sens, c’est le caractère spéculatif du capitalisme, il spécule sur tout: sur les biens de consommation, sur les centres villes (pensons aux effets de la gentrifications), sur les œuvres d’arts (les Van Gogh qui finissent dans les coffres des banques), sur les signes et les symboles (telle marque de chaussure hors de prix, tel produit affublé d’un logo dont les prix s’envolent).
Il est même certain qu’il a spéculé sur les masques. Le capitalisme vit de plus en plus de rentes des notoriétés: les marques, les stars, les footballeurs. C’est le caractère spéculatif de la marchandise par son caractère démesuré qui rend nos besoins inutiles, haletants, immédiats.
C’est la marchandise qui nous sépare des conditions de travail et de vie du producteur qui a fait l’objet. Il y a un double enjeu critique sous l’angle du travail et sous l’angle de la consommation. Je crois qu’un retour à la forme coopérative pourrait être un moyen de faire se retrouver le travailleur et le consommateur. C’est en tout état de cause ce qui semble se tenter de plus en plus au niveau local – par exemple en matière d’alimentation.
À chaque crise économique, la réponse des gouvernements est de réformer le droit du travail. La crise sanitaire semble être devenue un nouvel argument pour prolonger l’offensive. Mais peut-on encore parler de droit du travail quand l’espace domestique devient ce que vous appelez le «back office du travail»?
La situation d’urgence avec ce qu’elle suppose d’exception peut être l’occasion d’une régression des droits et notamment du droit du travail et multiplier les dérogations aux protections.
Les enjeux de limites, de frontières que l’on a abordés dans Un travail sans limite? apparaissent très crûment avec les nouvelles mesures. L’ordonnance du 25 mars mine la plupart des limitations du temps de travail prévues par la loi ou les conventions collectives.
Les passages aux 12 heures de travail par jour, ou même par nuit, au 60 heures par semaine sont simplifiées.
Mais le droit s’inscrit aussi dans un rapport de force. Oui, la vie privée peut devenir le «back office du travail» autrement dit devenir le lieu où l’on prépare le travail et non ou l’on se répare du travail. Il faut donc soit des droits assurés sur une extrême vigilance aux frontières du travail soit des dispositifs (éventuellement collectifs) qui permettent d’allier pour le travailleur l’autonomie d’activité et la protection salariale.
*Le ministère du Travail définit les plate-formes numériques comme des «modèles d’affaires, fondés sur l’externalisation de la production auprès d’une multitude de producteurs indépendant». Les plus connues sont les entreprises Airbnb et Uber.
La CGT vient de publier «Le monde du travail en confinement: une enquête inédite». Il en ressort que «70% télétravailleur·ses sont cadres et professions intermédiaires» et que «35% des télétravailleurs se plaignent d’une anxiété inhabituelle et près de la moitié de douleurs physiques». Nous reviendrons plus longuement sur cette enquête dans les prochains jours.